Soins bucco-dentaires durables : prévenir et anticiper le vieillissement
Un entretien avec le professeur Barbara Janssens, Belgique, et le professeur Gerry McKenna, Royaume-Uni
Dans une population vieillissante où de plus en plus de personnes conservent leurs dents, l’augmentation de la fréquence des caries radiculaires semble inévitable. Les chirurgiens-dentistes seront forcément confrontés à la difficulté de décider de la meilleure prise en charge de ces lésions. Une fois la maladie établie, la restauration est assez complexe. De plus, il existe un risque accru de nouvelle progression qui s’accompagne de conséquences néfastes, tant sur le plan de la santé que sur le plan économique. Il est grand temps d’accorder une attention particulière à sa gestion. Nous nous sommes entretenus avec les professeurs Barbara Janssens et Gerry McKenna, tous deux experts renommés dans ce domaine.
Professeur Janssens, vous êtes la force motrice de « Gerodent », un projet flamand axé sur la santé bucco-dentaire des personnes âgées1. Pourriez-vous nous parler brièvement de ce projet, de ses avantages et des difficultés que vous rencontrez ?
Prof. Janssens : Gerodent est un programme de soins bucco-dentaires qui a été lancé en 2010 et concerne environ 55 maisons de repos. Il y a en outre des listes d’attente qui totalisent 250 maisons de repos supplémentaires, et ce, principalement dans les deux provinces où nous sommes actifs (Flandre orientale et occidentale, Belgique), ce qui donne une idée de la forte demande pour ce type de soins. Nous aidons le personnel à mettre en place des politiques de prévention et à organiser les soins bucco-dentaires des résidents. De plus, nous intégrons l’éducation et la formation du personnel soignant au début du programme, après quoi un groupe de base composé de membres du personnel enseigne au reste de l’équipe ou aux nouveaux employés. En termes de temps, les plus gros efforts sont consacrés aux visites semestrielles qu’une équipe dentaire mobile rend aux résidents n’ayant pas accès aux soins primaires, notamment en raison de difficultés de transport ou de problèmes de santé complexes. Entretemps, nous effectuons également des visites supplémentaires, car certains traitements nécessitent plusieurs séances.
Le projet Gerodent comprend également une plateforme éducative pour les étudiants en médecine dentaire en dernière année de master. Elle représente un excellent environnement d’apprentissage. Sans oublier que nous collectons des données qui servent de levier pour améliorer les politiques nationales et internationales.
Professeur McKenna, vous traitez vos patients principalement dans la clinique dentaire de votre université. Pourriez-vous expliquer dans vos propres mots les principales différences, en termes d’avantages et de difficultés, par rapport aux traitements en maison de repos ?
Prof. McKenna : Je traite les patients qui ont été adressés aux cliniques hospitalières, où l’environnement est beaucoup mieux contrôlé que les maisons de repos. Ces patients sont en général plus jeunes et moins fragiles que ceux des maisons de repos, même si la plupart d’entre eux sont atteints d’affections systémiques. Celles-ci sont le plus souvent à l’origine de leur orientation vers la clinique. De nombreux patients qui me consultent ont suivi des traitements anticancéreux. Les problèmes couramment rencontrés dans cette population sont la progression très rapide des caries, la sécheresse buccale et les problèmes d’ouverture de la bouche.
Actuellement, je participe également à deux études visant à former les soignants aux soins bucco-dentaires et à la prévention dans les maisons de repos. Je sais par expérience que la création de ressources préventives durables et efficaces est compliquée. Selon moi, une législation doit être en place, sinon il est très difficile d’apporter des changements efficaces et significatifs.
Quelles difficultés rencontrez-vous lorsque vous traitez des patients âgés ?
Prof. Janssens : L’objectif visé dans les maisons de repos est différent de celui d’un hôpital. C’est généralement le personnel et la famille qui demandent le traitement. L’accent est donc mis sur le confort, la fonction et l’absence de douleur. Il existe de nombreux facteurs dont il faut tenir compte, tels que la polypharmacie et certaines déficiences. Les patients peuvent changer radicalement au fil du temps et l’approche personnelle peut nécessiter de nombreuses adaptations, jusqu’à la question « jusqu’à quel point puis-je traiter ? ». Dans certaines conditions, votre influence est très limitée et vous avez toujours affaire à une population à très haut risque.
Prof. McKenna : Il arrive souvent que je doive remplacer des dents manquantes chez des patients âgés et je dirais que la principale difficulté est d’élaborer un plan de traitement qui soit à la fois efficace et facile à maintenir. Nous devons toujours penser à ce que sera l’avenir de nos patients. Je crois fermement que nous devons créer un environnement oral qui puisse facilement être entretenu et nettoyé, non seulement au moment du traitement, mais aussi par la suite, lorsque nos patients risquent de dépendre d’autres personnes pour leurs soins bucco-dentaires.
Prof. Janssens : Nous devrions toujours viser une approche durable des soins de santé fondée sur le parcours de vie. Posez-vous la question : « la restauration sera-t-elle encore adaptée si le patient n’est plus capable de la nettoyer ? » Il arrive trop souvent que les patients ne soient pas suivis régulièrement. Lorsqu’ils reviennent, tout s’est complètement dégradé et les conditions de traitement ont considérablement empiré.
Prof. McKenna : Nous travaillons aussi conjointement avec des nutritionnistes. Les patients âgés et fragiles ont souvent besoin de compléments alimentaires qui, certes, favorisent le rétablissement général, mais ont une teneur en sucre très élevée dont les effets sont néfastes à la dentition restante.
Prof. Janssens : De nombreux patients qui consultent le cabinet dentaire sont déjà fragiles alors que le chirurgien-dentiste n’en est pas encore conscient. La fragilité se présente sous différentes formes et à différents niveaux : physique, social, psychologique. Et ce n’est pas toujours un état permanent. La fragilité peut fluctuer.
Selon vous, comment les matériaux de restauration peuvent-ils contribuer à surmonter ces difficultés?
Prof. McKenna : Je dirais que la prévention des maladies bucco-dentaires est la toute grande priorité. Le traitement physique des caries radiculaires peut s’avérer extrêmement difficile ; une fois qu’elles sont installées, un motif qui ressemble à un trognon de pomme peut apparaître autour de la surface radiculaire des dents. Les facteurs contributifs doivent être identifiés et neutralisés dans la mesure du possible. Chez les patients souffrant de sécheresse buccale, j’utilise de préférence MI Paste Plus (GC) comme complément salivaire. L’avantage supplémentaire de cette pâte est d’offrir une protection contre les caries et une lubrification plus durable que celle de la plupart des produits. De plus, les saveurs douces sont très agréables pour les patients. En effet, les patients âgés souffrant de sécheresse buccale n’apprécient pas toujours les produits classiques aux saveurs de menthe. Les surfaces radiculaires exposées doivent être traitées régulièrement avec des vernis fluorés.
Prof. Janssens : Aujourd’hui, grâce à l’attention accrue portée à la prévention, nous utilisons les fraises beaucoup moins qu’auparavant. Nous nous tournons plutôt vers le fluorure de diamine d’argent et les vernis fluorés. Et même lorsqu’il y a déjà une cavité, nous ne la traitons plus comme nous le faisions avant (Fig. 1). En cas de sécheresse buccale, je veille à ce que le produit ait un pH favorable. Il est malheureusement trop bas dans de nombreux produits. Je ne donne pas plus d’un produit au patient afin d’éviter de ne pas jeter la confusion dans son esprit. Il est parfois préférable de se limiter à un seul produit qui s’attaque à plusieurs problèmes plutôt que d’utiliser deux ou trois produits différents.
Prof. McKenna : Lorsque les caries se sont déjà développées, les verres ionomères et les verres hybrides sont beaucoup plus efficaces sur les caries radiculaires que les composites. J’ai tendance à utiliser les types classiques. Les verres ionomères modifiés par adjonction de résine sont simples et rapides sur le plan de la « polymérisation à la demande » lorsque tout est parfaitement sous contrôle, mais les verres ionomères traditionnels sont plus tolérants. J’utilise EQUIA Forte HT (GC) depuis le jour où il est apparu sur le marché.
Prof. Janssens : Je préfère également les types classiques de verres ionomères et de verres hybrides. Ils sont faciles à travailler et ils sont de fait plus tolérants. J’utilise aussi EQUIA Forte HT (GC) dans le cadre du projet Gerodent depuis le jour de sa commercialisation.
Recommandez-vous l’élimination sélective des caries radiculaires et comment l’appliquez-vous dans la pratique ? Avez-vous des lignes directrices ou des recommandations sur le moment et l’endroit où il faut s’arrêter ?
Prof. McKenna : L’élimination sélective des caries est certainement une technique recommandée. L’émail et la dentine sont des tissus très précieux, nous devrions donc toujours intervenir de manière minimalement invasive.
Personnellement, chez les patients âgés, je n’utilise pas de produits colorants , mais la technique de restauration atraumatique (TRA) et nos expériences dans ce domaine sont très positives2. Les instruments manuels me permettent d’éliminer la dentine ramollie et de laisser en place la dentine carieuse profonde.
Prof. Janssens : Lorsque je traite des patients atteints de troubles cognitifs, j’ai toujours tendance à utiliser des instruments manuels, puis à obturer avec un verre ionomère ou des verres hybrides. Les patients sont plus détendus et les instruments sont plus doux pour la gencive. Le problème des limites marginales est moins important que dans le cas des caries occlusales et parfois, il relève même un peu plus d’une question de jugement. Nous recherchons les tissus sains, mais sur la surface radiculaire, la démarcation n’est pas aussi nette qu’au niveau coronaire de la dent.
Comment voyez-vous l’évolution de la maladie carieuse chez les patients âgés ?
Prof. Janssens : Lorsque la première cohorte de patients dont les dents ont subi un traitement parodontal vieillira et qu’une grande partie de la racine sera exposée, je me pose en effet la question. Nous nous dirigeons vers une population où la récession gingivale est plus fréquente que les poches. Les problèmes parodontaux réapparaîtront-ils ou les caries radiculaires seront-elles le problème le plus important ? Honnêtement, je ne sais pas à quoi m’attendre.
Quelles sont, selon vous, les causes profondes du taux accru de caries radiculaires chez les patients âgés ?
Prof. Janssens : Les personnes âgées consomment généralement plus de glucides simples et ont des surfaces radiculaires plus exposées. Ces aspects associés à la polypharmacie et à une dextérité réduite forment un cocktail dangereux pour les caries radiculaires.
Prof. McKenna : La présence de restaurations complexes, surtout celles qui remplacent des dents naturelles, peut également être un facteur contributif. De nombreux patients peuvent avoir subi dans leur jeunesse des traitements de restauration qui étaient parfaits, mais néanmoins complexes, et l’entretien n’en est pas facile. La diminution de la dextérité manuelle peut entraîner de graves problèmes lorsque les patients âgés commencent à dépendre d’autres personnes pour leurs soins.
Quel serait le conseil le plus important que vous donneriez à vos pairs en ce qui concerne le traitement des caries radiculaires ?
Prof. Janssens : De commencer suffisamment tôt à prévenir les caries radiculaires et de s’efforcer de suivre les patients lorsqu’ils ne se présentent pas à une visite de contrôle - si on les perd en cours de route, on risque de les revoir cinq ans plus tard avec de graves problèmes qui auraient pu être évités ou traités à un stade précoce grâce à des contrôles réguliers.
Prof. McKenna : J’ajouterais à cela : user de prudence lors du choix de traitements complexes dont le nettoyage est difficile et qui pourraient donc favoriser les caries radiculaires. Dans de nombreux cas, on doit se demander si les dents, surtout les molaires, doivent être remplacées. Une arcade dentaire plus courte peut très bien convenir à cette population pour assurer une fonction adéquate tout en réduisant les contraintes d’entretien. Lorsqu’il est nécessaire de traiter des caries radiculaires, il est préférable de procéder à une élimination sélective des tissus, car les tissus dentaires sont précieux. Il est aussi mieux d’utiliser un verre ionomère ou un verre hybride pour restaurer les racines, étant donné que ces matériaux sont beaucoup plus efficaces que les composites pour ces lésions. Et toujours veiller à mettre en place un plan de prévention efficace.
Nous vous remercions beaucoup pour cet entretien.
Biographie :
Le Professeur Barbara Janssens est chargée d’enseignement et de recherche en gérontologie à l’université de Gand (Belgique) et coordinatrice de Gerodent, un programme de soins bucco-dentaires dans les maisons de repos en Belgique. Elle est également chirurgien-dentiste généraliste. Elle a obtenu son diplôme de docteur en chirurgie dentaire en 2005 et a soutenu sa thèse de doctorat en 2017 à l’Université de Gand. Dans le cadre de ses recherches, elle s’intéresse à la promotion de la santé bucco-dentaire dans les établissements de soins de longue durée et les services de santé bucco-dentaire pour les personnes âgées, ainsi qu’à l’amélioration de la santé bucco-dentaire des personnes âgées vivant à domicile par le biais d’une meilleure collaboration interprofessionnelle. Elle a publié plusieurs articles scientifiques et chapitres de livres, et est rédactrice adjointe en gérontologie. En 2015, elle a été lauréate du prix de recherche Colgate du Collège européen de gérontologie (ECG). Elle est l’ancienne co-présidente de l’Association européenne de santé publique dentaire (EADPH), conseillère de l’ECG, co-présidente du groupe d’intérêt spécial sur la gérontologie à l’EADPH, membre du consortium de recherche GRAY à l’université de Gand et membre du conseil d’administration de BENECOMO, le consortium de recherche belgo-néerlandais sur les soins bucco-dentaires pour les personnes âgées.
Le Professeur Gerry McKenna est titulaire de la chaire de gérontologie et de recherche sur les services de santé bucco-dentaire à l’université Queen’s de Belfast (Royaume-Uni). Spécialiste en dentisterie prothétique et restauratrice, il occupe un poste de conseiller clinique au sein de la fondation de protection sanitaire et sociale du service britannique de santé (NHS). Ses recherches sont centrées sur l’optimisation des options de traitement qui ont un effet positif sur la santé dentaire et générale des patients âgés. Gerry est l’actuel président de la branche nord-irlandaise de la BDA (British Dental Association) et a été président de la BSG (British Society of Gerodontology), du Collège européen de gérontologie et du groupe de recherche en gérontologie au sein de l’IADR (International Association for Dental Research). Il est titulaire d’une chaire King James IV au RCSEd (Royal College of Surgeons Edinburgh), d’une chaire de professeur adjoint à l’UCC (université publique irlandaise de Cork), et est professeur invité à l’université fédérale de Goiás, au Brésil, et à l’université de Zurich, en Suisse.
- https://www.ugent.be/ge/dentistry/nl/diensten/gerodent
- da Mata C, McKenna G, Anweigi L, Hayes M, Cronin M, Woods N, O’Mahony D, Allen PF. An RCT of atraumatic restorative treatment for older adults: 5 year results. J Dent. 2019 Apr;83:95-99.